800 filles à marier
Bonjour à tous
En France, elles auraient été filles de joie ou filles de rien ; ici, elles sont devenues des
pionnières...
Filles du roi ou filles de joie ? La question a divisé les témoins de l'époque. Plusieurs générations
d'historiens canadiens-français, de Benjamin Sulte à Sylvio Dumas en passant par le chanoine
Lionel Groulx, ont déshabillé ces pauvres filles sur la place publique pour tenter de prouver
la « pureté de la race ».
La vérité est toute simple : les quelque 800 filles à marier envoyées en Nouvelle-France par le
roi Louis XIV étaient des orphelines placées dans des asiles d'État ou des institutions de charité.
Elles étaient pour la plupart pauvres et illettrées. Les bateaux pour le Nouveau Monde représentaient
la chance de leur vie. En France, elles auraient été filles de joie ou filles de rien. Ici, elles
sont devenues des pionnières fécondes. C'est leur sang qui coule dans les veines d'une majorité de
Québécois francophones actuels.
Paris, printemps 1670. La Pitié, une maison rattachée à l'Hôpital général, dans la paroisse
Saint-Sulpice, est en ébullition. Une soixantaine de jeunes pensionnaires se préparent à partir
pour la Nouvelle-France.
Elles n'ont pas eu vraiment le choix. Madame Bourdon et Élisabeth Estienne, deux recruteuses
bénévoles, les ont sélectionnées, parmi 1400 femmes, en fonction de critères fixés à Québec par
l'intendant Talon : une bonne santé physique et morale ; jeunes, entre 15 et 25 ans ; un caractère
souple, lire obéissantes ; bien en chair, sinon grassouillettes, car cela protège du froid,
croit-on. |
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Jeanne Savonnet fait partie du lot. Elle a 23 ans. Elle n'a pas connu son père. Sa mère,
Antoinette Babillette, l'a abandonnée à la charité publique faute de moyens de subsistance.
Elle ne sait ni lire, ni écrire. Elle est incapable de signer son nom.
Comme ses compagnes, Jeanne est partagée entre l'excitation et la crainte. Elle meurt de peur à
l'idée de traverser l'Atlantique. Elle n'a jamais vu la mer. Elle sait que, là-bas, dans un pays
de neige, de forêts vierges et de Sauvages à demi-nus, elle devra se marier avec un homme qui la
désignera du doigt.
Jeanne sait aussi qu'à La Pitié, on meurt jeune de maladies causées par la malnutrition et
l'insalubrité des salles communes. Elle sait qu'on ne sort de La Pitié que pour travailler comme
bonne à tout faire ou pour tomber dans le caniveau. La Pitié de l'Hôpital général de Paris n'est
pas une école ni un apprentissage. C'est un asile sans espoir, un mouroir.
Jeanne range son maigre butin dans un mauvais sac. Elle part sans révolte ni regret véritable.
On lui a dit qu'à son arrivée à Québec, elle recevrait la somme de 50 livres.
Au port de Dieppe, elle embarque, avec ses compagnes d'infortune, sur un voilier dont elle ne
peut lire le nom. Elle sent, elle sait qu'elle ne reverra jamais les siens, ni Paris, ni la France.
Ce que Jeanne Savonnet ne sait pas, c'est qu'elle vivra encore 51 ans, qu'elle se mariera trois
fois, qu'elle mettra au monde 11 enfants et qu'elle deviendra la femme du seigneur d'un paradis
de la Côte-du-Sud.
Elle sera successivement : l'épouse de Jean Soucy dit Lavigne, un cultivateur de l'Île d'Orléans ;
l'épouse de Damien Bérubé, un habitant et maçon de L'Islet et, finalement, madame François Miville
dit Lesuisse, habitant, menuisier et seigneur de Rivière-Ouelle.
L'affreux Baron de Lahontan
Yves Landry est chercheur au département de démographie de l'Université de Montréal. Il a publié,
en 1992, chez Leméac, la thèse de doctorat soutenue à l'École des hautes études en sciences sociales
(Paris), sous le titre Orphelines en France pionnières au Canada - Les Filles du roi au XVIIe siècle.
L'ouvrage fait autorité. Plus personne ne pourra dorénavant travestir la vérité de ces ancêtres
pas comme les autres.
À partir de 1850 et jusqu'au milieu du présent siècle, l'idéologie nationaliste conservatrice est
dominante au Québec. Le clergé, appuyé par les professions libérales et relayé par les historiens,
impose une vision édifiante du passé. C'est la pensée unique. Nos ancêtres sont tous des géants au
coeur pur. La plupart sont des saints. Hommes et femmes. L'histoire officielle a le devoir sacré de
transmettre l'héritage catholique et français.
Pendant un siècle, les historiens du cru sont obsédés par ces Filles du roi. Il y a de quoi vouloir
en faire des oies blanches : elles représentent plus de la moitié du patrimoine génétique des
Canadiens français.
L'affaire des Filles du roi a commencé avec Marguerite Bourgeois. La fondatrice de la congrégation
Notre-Dame est la première à employer cette expression, à la fin du XVIIe siècle, dans ses Écrits
autographes. Son biographe, Étienne-Michel Faillon, reprend la métaphore qui fera florès.
Jusqu'à Lionel Groulx, les historiens voudront répondre aux pamphlétaires et chansonniers français
de l'époque qui roulent joyeusement dans la farine, c'est peu dire, la moralité des filles envoyées
dans les colonies. Un certain Saint-Amant écrit :
« Adieu, Macquerelles et Garces
Dans peu, vous et vos protecteurs
Serez hors de France bannies
Pour aller planter colonies
En quelque Canada lointain... »
La grande Marie de l'Incarnation y met elle aussi son grain de sel :
...« Parmi les honnêtes gens, il vient beaucoup de canailles de l'un et l'autre sexe, qui causent
beaucoup de scandale... »
Mais la tête de Turc toute désignée des historiens canadiens sera le baron de Lahontan, un jeune
officier gascon qui séjourne 10 ans dans la colonie et publie, en 1703, à Paris, le récit de ses
voyages en Amérique. Ses écrits sont une critique sociale décapante. Ils sont perçus, ici, comme
une insulte à la moralité des premières Canadiennes.
Il écrit :
« ...On y envoya de France plusieurs vaisseaux chargés de filles de moyenne vertu, sous la direction
de vieilles Béguines qui les divisèrent en trois classes. Ces Vestales étaient, pour ainsi dire,
entassées les unes sur les autres dans trois différentes salles, où les époux choisissaient leurs
épouses de la manière que le boucher va choisir les moutons au milieu d'un troupeau. Il avait de
quoi contenter les fantasmes dans la diversité des filles de ces trois sérails, car on en voyait de
grandes, de petites, de blondes, de brunes, de grasses et de maigres ; enfin chacun y trouvait
chaussure à son pied... »
Pendant trois siècles, les chroniqueurs et les historiens tenteront de corriger cette image
outrageante accolée aux Filles du roi.
Dès le XVIIe siècle, Pierre Boucher, le gouverneur de Trois-Rivières, se rend en France pour
rétablir les faits. Son argument massue est que les filles « mal-vivantes » sont envoyées aux
Antilles et en Martinique ; le Canada n'accepte que les filles sages.
En 1738, le voyageur Claude Lebeau prend lui aussi la défense des pionnières. Pour lui, les filles
qui deviendront les épouses des soldats du régiment Carignan-Salières sont pauvres, mais honnêtes.
Les filles de joie sont dirigées vers la Louisiane. Pas dans ma cour.
Le jésuite Charlevoix considère Lahontan comme un sale petit menteur. Il faut dire qu'il calomnie
autant les jésuites que les Filles du roi.
Par la suite, les historiens Faillon, Sulte, Joseph-Edmond Roy, Émile Salone, Groulx, Malchelosse,
Gustave Lanctôt, Dumas, etc., chacun à son tour, monteront sur leurs grands chevaux pour fustiger
Lahontan et défendre la vertu sans reproche des premières immigrantes.
En 1972, l'historien Robert-Lionel Séguin met les points sur les i. Son livre, La vie libertine en
Nouvelle-France au dix-septième siècle, démolit le mythe de la pureté morale et affirme la
diversité des moeurs des premiers colons.
Le livre plus récent d'Yves Landry poursuit le nettoyage du terrain. Les Filles du roi en sortent
sinon grandies, du moins plus attachantes.
L'art de refaire sa vie
Revenons à notre Jeanne Savonnet qui débarque à Québec, à la fin de l'été 1670, pas encore rassurée
sur son sort. Pour le moment, elle se refait une santé et une beauté chez les hospitalières de
l'Hôtel-Dieu. La traversée a été épouvantable. Elle a cru mourir cent fois. Mais elle est
costaude la petite Jeanne. Quelques jours seulement après son arrivée, elle sent en elle une
force inconnue jusqu'alors. Elle ne se reconnaît plus. C'est comme si la traversée de l'Atlantique
l'avait lavée de toutes ses peurs ataviques. Pour la première fois, elle regarde l'avenir avec
confiance. La suite lui donne raison.
L'intendant Talon et les religieuses les traitent comme de vraies jeunes filles. Elle mange le
meilleur repas de sa vie : des fruits de mer, du poisson, de la viande rouge, des légumes et des
fruits frais. Elle respire un air pur qui l'étourdit. Elle trouve ça beau ici. Elle aime déjà
son nouveau pays.
Reste le mariage précipité qui l'attend... Elle s'en fait pour rien. Le premier homme qui se
présente est un militaire marqué de petite vérole, visiblement ivrogne et probablement violent.
Elle le refuse. Ses tutrices prennent sa défense devant l'intendant. Deux mois plus tard, elle
dit oui à un solide habitant de l'Île d'Orléans. Il se présente déjà fièrement comme Canadien.
Elle lui donnera quatre enfants avant de se remarier.
Longue vie féconde
La suite, c'est l'extraordinaire réussite de ces immigrantes incomparables. Toutes n'ont pas
eu la chance de Jeanne Savonnet. Pourtant, notre Jeanne pourrait servir de modèle.
Plus du tiers des Filles du roi viennent de l'Hôpital général de Paris. L'autre groupe le
plus important en nombre est issu des maisons de charité du diocèse de Rouen, en Normandie.
Plus du tiers encore sont incapables de signer leur nom, ce qui ne veut pas dire que les autres
savent lire et écrire.
Ces femmes se sont remarquablement bien adaptées à leur nouvelle vie. Leur comportement s'est
fondu dans le milieu canadien avant même la deuxième génération. Elles ont mis au monde plus
d'enfants, en moyenne, que leurs semblables en France à la même époque. Leurs filles et
petites-filles seront encore plus fertiles. Et leur espérance de vie a plus que doublé en
traversant l'Atlantique.
Les Filles du roi n'étaient pas des filles de joie. Elles étaient des conquérantes, des
fondatrices, des pionnières et des mamans magnifiques. Elles ne le savaient tout simplement
pas avant leur arrivée au Nouveau Monde.
(Sources : Orphelines en France, pionnières au Canada - Les Filles du roi au XVIIe siècle,
d'Yves Landry, chez Boréal ; Histoire populaire du Québec, de Jacques Lacoursière, chez
Septentrion ; Le Boréal Express.)
Source : Louis-Guy Lemieux
Le Soleil .
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