Bonjour à tous
Michel Sarrazin
Aucune institution ne porte mieux son nom que la maison Michel-Sarrazin, qui accueille les
malades en phase terminale et leur permet de mourir dans la dignité.
Michel Sarrazin, médecin et naturaliste, a donné sa vie, c'est le mot, à la colonie française
de la vallée du Saint-Laurent. Il est l'un des hommes les plus admirables de la Nouvelle-France.
S'il était demeuré en France, sa carrière médicale et scientifique aurait été mieux reconnue
et plus lucrative. Toute sa vie, il aura été sous-payé par l'administration royale et les
savants de la métropole lui auront tenu la dragée haute.
À la fin de l'été 1734, toutes les cloches de toutes les églises de Québec sonnent le tocsin.
C'est le signal convenu avertissant la population que le danger menace. Il ne s'agit pas
d'une attaque iroquoise, les tribus ennemies étant pacifiées depuis belle lurette. Ce n'est
pas non plus une attaque anglaise, pas cette fois. Le ciel est clair, il ne peut donc s'agir
d'une de ces nombreuses conflagrations qui ont si souvent rasé par le feu les maisons de la
colonie. Michel Sarrazin, le médecin de la colonie, sait d'expérience de quoi il en retourne.
Il ramasse sa trousse médicale et se fait conduire au port.
Le Rubis, un navire en provenance de La Rochelle, mouille à bonne distance du quai. Le bateau
est un nid d'épidémie. Plusieurs parmi les 300 passagers et membres d'équipage sont morts au
cours du voyage. Les autres ne se portent guère mieux. Sans hésiter, le médecin se fait
conduire à bord en barque.
Sur le navire, Michel Sarrazin reconnaît immédiatement, à l'odeur, l'horrible maladie, la plus
épouvantablement contagieuse: la petite vérole appelée aussi variole. Il la combat depuis son
arrivée au Canada. La petite vérole a déjà tué des centaines de colons en quelques dizaines
d'années. Des nations indiennes entières ont été décimées par le fléau.
Durant l'hiver 1702-1703, une épidémie de petite vérole avait fait, en trois mois, 260 victimes,
soit 13 % de la population locale. Dix ans plus tard, le médecin avait compté, impuissant,
302 morts.
C'est une des façons les plus dégoûtantes de mourir. Le malade voit son corps couvert de
taches rouges qui se transforment rapidement en vésicules, puis en pustules suintantes d'un
liquide malodorant. Il faut isoler les malades. En cas de guérison, les pustules se dessèchent
en laissant sur la peau du visage, notamment, des cicatrices indélébiles.
Le médecin met le navire en quarantaine à la pointe de l'île d'Orléans. Il fait transporter à
l'Hôtel-Dieu et à l'Hôpital général ceux qui peuvent encore être sauvés. Québec connaît depuis
quelques années une croissance démographique impressionnante. La ville approche les 5000
habitants. Le commerce avec les autres colonies, Louisbourg et les Antilles, en particulier,
a explosé. Le port est engorgé de navires commerciaux. Les nouveaux immigrants arrivent par
centaines. Cela crée une promiscuité urbaine favorable aux épidémies de toutes sortes. La petite
vérole est la pire des calamités. Elle pourrait détruire la colonie en quelques mois.
Michel Sarrazin pense à tout cela en se penchant sur chacun des malades. Il sait qu'il risque sa
vie. Il a 75 ans d'âge. Il est responsable de la santé de la colonie, de Québec à Montréal,
depuis près de 50 ans.
À plusieurs reprises, il a été contaminé par ses malades. En 1697, il revient au Canada après
un voyage d'étude de trois ans en France. Il voyage sur le même bateau, La Gironde, que l'évêque
de Québec, Mgr de Saint-Vallier. Une épidémie de fièvre «pourpre» se déclare à bord. Les deux
hommes contractent le mal en se prodiguant auprès des malades.
Trois ans plus tard, il se bat, seul médecin, contre une épidémie de grippe maligne. En 1702,
la petite vérole est arrivée à Québec, apportée du fort Orange (Albany, NY) par un Indien
nomade. En 1709, c'est le «mal de Siam» (fièvre jaune). Chaque fois, on ne compte plus les
morts. Chaque fois, le médecin a fait son travail sans penser à sa propre personne. Chaque
fois, il s'en sort. Cette fois-ci, la petite vérole, son ennemi personnel, sera la plus forte.
Les premiers malades sortent de l'hôpital marqués, mais guéris, quand, épuisé, il doit lui-même
s'aliter. Il est atteint gravement. Il meurt le 8 septembre. La colonie est orpheline.
La médecine par les plantes
L'historien Jacques Rousseau signale qu'on ne connaît aucun portrait de Michel Sarrazin. Celui
qu'on lui attribue représente vraisemblablement un autre docteur Sarrazin vivant en France à la
même époque.
Né à Nuits-sous-Beaune, en Bourgogne, le 5 septembre 1659, dans une famille de la petite
bourgeoisie, Michel Sarrazin arrive à Québec à l'âge de 26 ans, à titre de chirurgien de
la marine. Un an plus tard, le gouverneur Denonville le nomme chirurgien-major des troupes.
En 1691, un décret de Versailles en fait le médecin du roi. Son territoire professionnel
couvre toute la vallée du Saint-Laurent.
Notre homme se cherche encore cependant. Après une crise mystique au cours de laquelle il songe
à la prêtrise, il retourne en France parfaire ses études. Il fréquente alors le Jardin royal
(le futur Muséum d'histoire naturelle) où il s'initie à la botanique sous la direction d'un
des plus grands spécialistes de l'époque, Joseph Pitton de Tournefort, prédécesseur de Buffon.
Trois ans plus tard, il revient au pays avec en poche un doctorat en médecine de l'université
de Reims.
Sarrazin a trouvé sa voie. Il sera médecin-chirurgien et, parallèlement, il explorera
systématiquement la flore, la faune et les minéraux du Canada. Il s'installe sur ses terres du
fief Saint-Jean qui jouxte (à proximité) le site des Plaines d'Abraham. Le grand jardin luxuriant des hauteurs
de Québec sera son laboratoire privilégié.
Il est nommé correspondant d'un membre de l'Académie des sciences de Paris, à qui il envoie
régulièrement des rapports, des mémoires et des spécimens de plantes, d'animaux et de minéraux.
Il entre en relation avec les plus grands savants de l'époque: Isaac Newton, Sherard, Peter Kalm.
Ses travaux sont publiés dans le Journal des savants. Cette même académie des sciences lui
refusera toujours, cependant, le titre de membre à part entière. Cette mesquinerie parisienne
le rendra amer, d'autant plus que sa valeur scientifique ne fait aucun doute.
Cette déception ne l'empêchera pas de préparer un Catalogue des plantes du Canada. Il identifie
de nouvelles espèces dont l'Aralia, une variété de ginseng. Tournefort nomme en son honneur une
nouvelle espèce, la Sarracenia purpurea. Il s'intéresse à tous les aspects des sciences
naturelles : la botanique, mais aussi l'agriculture, la minéralogie, la zoologie. Les historiens
Benjamin Sulte et Pierre-Georges Roy en font l'initiateur de l'industrialisation du sucre d'érable.
Un mariage tardif
Le 20 juillet 1712, Michel Sarrazin décide de se marier. Il a 53 ans. L'épousée s'appelle
Marie-Anne-Ursule Hazeur. Elle a tout juste 20 ans. Par coquetterie, le marié se rajeunit de
13 ans. L'acte de mariage lui donne 40 ans. Le père de Marie-Anne-Ursule, François Hazeur,
un commerçant prospère, est seigneur de La Malbaie, de Grande-Vallée et de l'Anse-de-l'Étang,
en Gaspésie. Il siège au Conseil supérieur depuis 1703.
Michel et Marie-Anne-Ursule auront sept enfants. Trois d'entre eux mourront en bas âge. Le père
compte sur son fils aîné, Joseph-Michel, pour lui succéder comme médecin et naturaliste. Il
l'envoie étudier en France. Cruauté du destin, ce fils, son préféré, meurt avant d'avoir
terminé ses études, victime de la maladie maudite, la même qui emportera le père plus tard.
La plus jeune de ses filles, Charlotte-Louis-Angélique, la seule à demeurer au Canada, épouse
Jean-Hippolyte Gaultier de Varennes. Sa veuve vivra dans la gêne financière. Elle finira sa
vie chez son frère, le chanoine Hazeur, à Québec.
Le premier cancer guéri
Le biographe des Augustines et de l'Hôtel-Dieu, François Rousseau, fait de Michel Sarrazin l'un
des deux médecins les plus compétents durant les 150 premières années de l'institution
hospitalière. L'autre s'appelle Jean-François Gaultier. Comme Sarrazin, Gaultier était médecin
et botaniste.
La réputation de Michel Sarrazin fait accourir à l'Hôtel-Dieu de Québec des malades de toute
la colonie. En 1700, il pratique avec succès la première opération visant à enrayer un cancer
du sein. La « miraculée» est une religieuse de la Congrégation Notre-Dame, Marie Barbier de
l'Assomption, venue de Montréal se mettre sous les soins du médecin. Elle a 37 ans l'année de
l'opération. Elle vivra jusqu'à 76 ans.
Il répétera l'exploit médical, en 1714, sur la personne d'Anne-Françoise Leduc de Saint-Joseph,
une hospitalière de l'Hôtel-Dieu de Montréal, qui ne veut se fier à personne d'autre qu'au dr
Sarrazin. Les amis du médecin et savant lui conseillent à plusieurs reprises de retourner en
France où il pourrait faire vivre mieux sa famille et où sa carrière scientifique y gagnerait.
Tout autre que lui aurait suivi ce conseil.
En la lointaine Louisiane, le médecin du roi reçoit un traitement de 2000 livres. Pour des
raisons incompréhensibles, l'administration royale refuse de lui payer des appointements
supérieurs à 600 livres, malgré des demandes répétées du gouverneur et de l'intendant. Il aurait
suffi que le médecin du roi donne sa démission pour qu'on le supplie de revenir à un juste
salaire. Le chantage n'est pas son genre. Il s'accrochera à un idéal et à une certaine idée de
la dignité humaine. Cette même dignité qui fait aujourd'hui la réputation de la maison Sarrazin.
Sources: le dictionnaire biographique du Canada ; La croix et le scalpel, de François Rousseau,
chez Septentrion. Les Plaines d'Abraham, de Jacques Mathieu et Eugen Kedl, chez Septentrion.
Louis-Guy Lemieux
Le Soleil
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